À 60 km au sud de Bastia, Yannick Carteret développe son exploitation Yann Solo Bio autour d’un petit atelier volaille (moins de 250 pondeuses) et d’un verger potager de 3000 m2.
Les ventes sont jusqu’à présent réalisées en direct exclusivement, notamment à travers le réseau Drivulinu dont il est un membre moteur.
CONFINEMENT RIME AVEC PRÉVOYANT
COMMENT AS-TU VÉCU L'ANNONCE DU CONFINEMENT ?
"Je suis dans une situation atypique : en petite surface et déjà impliqué dans des modes collectifs de fonctionnement depuis plusieurs années avec le Drivulinu (site de vente en ligne via l’interface cagette.net) et en travaillant à plusieurs maraîchers sur les marchés. J’étais préparé à être résilient. Depuis début 2018, on a déjà des lignes logistiques développées sur Bastia pour le drive avec 30 agriculteurs et une dizaine d’artisans.
Début mars on a senti le truc venir, il y avait des cas épars en Corse ; en février tout le monde part en vacances, notamment en Italie, on s’est dit que les gens qui rentreraient sur Bastia seraient touchés. La crainte de voir l'île fermée nous a fait produire plus. Déjà un peu avant le confinement nous avions identifié qu'il serait difficile de vendre sur les marchés.
Quand on a eu l’annonce, j’avais déjà bien anticipé, mais je n'avais pas imaginé à ce point là : un tel risque qui atteint le système, c’est du Bilal !
J’avais prévu l’achat d’aliments pour les volailles, fait la tournée des autres producteurs pour les rassembler et s’organiser pour pouvoir continuer. Nous avons pris contact avec la Mairie de Bastia pour annoncer que le collectif du Drivulinu était prêt, avec des procédures déjà mises en place, pour être bien différencié d’un marché, pour qu’on ne nous ferme pas.
On ne s’est pas battu pour garder les marchés, mais plutôt pour ouvrir des drives, plus sécurisant par rapport au confinement : covoiturage entre producteurs et commandes en ligne récupérées par une personne qui prend les cagettes pour tout son quartier."
LE COLLECTIF SOLIDAIRE, UN PRÉALABLE
QUELLE ORGANISATION AS-TU MISE EN PLACE ?
“ Avec deux ans de travail collectif, on connaît déjà les forces de chacun : ça a été génial. Ça conforte dans le fait que le collectif c’est un truc qui se vit et qui est actif quand on en a besoin."
Dès la première semaine on avait mis en place les distances de sécurité, la restriction du nombre de personnes dans les salles. Dès la 2ème semaine de distribution on a eu des masques cousus par et pour les bénévoles. On a tous des gants jetables.
Le collectif permet d'avoir une capacité de communication importante sur les réseaux : une bénévole qui s'occupe de la page Facebook par exemple atteint 5000 personnes par post. Pour la Corse c’est important, ça dit que les producteurs corses vont être là."
"On a multiplié par six les volumes de vente en trois semaines. On vend tous les stocks : en 10 jours, 30 producteurs dont 5 maraîchers ne peuvent plus fournir. Cette semaine j’ai mis en vente 120 boîtes d’œufs et elles sont déjà parties, avant c’était 30 par semaine.
Il y a une grosse solidarité entre producteurs dont certains ont basculé uniquement sur le drive pour maintenir un circuit fiable, fournir à tous, être rassurant. Moi aussi je ne vends plus que sur le drive aujourd’hui.
Cette semaine on n’avait presque plus de légumes, c’est un creux saisonnier, mais grâce à la mobilisation des producteurs, nous n’avons pas de rupture de stock. La solidité du dispositif a rassuré les producteurs."
"On ouvre de nouveaux points de distribution : on essaie de diversifier nos points de vente pour toucher un maximum de monde au niveau géographique. On travaille comme des fous pour fournir toutes les demandes, alors on aimerait que ça perdure ensuite, car nous ça demande quand même 4 ou 5h de travail en plus par jour.
On tient grâce à l’énergie folle des bénévoles en ce moment : comptabilité, validation des ventes, virements, covoiturages. Je suis formateur du réseau cagette et j’avais fait une formation pour les bénévoles bien avant le confinement.”
ET À LA FERME ?
"Nous n’avons pas eu de diminution d'activité, car la main d’œuvre stable, formée, ça fait partie de la croissance organique du projet, de générer une capacité à faire le travail de façon autonome. Là j’ai multiplié par deux la surface de production et le nombre de pondeuses : j’ai tout investi. Une récession de la demande en fin d’été serait catastrophique."
COMMENT ENVISAGES-TU LA SUITE ?
La grande peur c’est après, les gens vont-ils continuer ou retourner au supermarché ?
Notre crainte c’est un retour à la consommation d’avant, avec des imports de camions de légumes et d’œufs. Si jamais début septembre il y a une grosse décrue, je coule. Si en en juillet ou août, il faut de nouveau être réactif, je n’aurai peut être plus de ressource en temps et en énergie.
Mon impression, c’est qu’ici les gens se sont tournés symboliquement vers ce qui constitue leur culture. Sur le marché, les gens m’assimilent à leur petit jardin dans leur village. Les Bastiais ont toujours une relation au village. On monte au village le week-end. C'est ce qui peut nous laisser une chance de garder un relation durable.
On essaie de faire adhérer les gens à l’association (una lenza da annacqua : une parcelle à arroser) pour les inviter à des réflexions sur le prix des produits, rendre poreuse la frontière entre consommateurs et producteurs.
ET LES AUTRES ACTEURS DU TERRITOIRES ?
"La Mairie de Bastia a réagi pour gérer l'immédiat, mais aussi une dynamique des producteurs corses. La Collectivité Territoriale de Corse nous a contacté pour un plan d’actions visant à pérenniser les drives. Des magasins de producteurs se transforment en drives. On travaille avec la Mairie de Bravona pour une place sur le marché, et avec une autre pour installer un drive dont nous ferons partie. On souhaite créer une marque collective (type Idoki en pays basque) pour être identifiés.
Quand aux autres producteurs de la région, non industriels mais plus grands que nous, les PME, certains ramassent : ils perdent leur capacité d'écouler leurs produits en GMS ou à l’export, ils perdent une partie de la main d’œuvre marocaine qui vient d'habitude pour récolter. Certains ont vécu des moments difficiles et ne sont pas en capacité suffisante de structuration pour aller chercher les aides. Je compatis avec les agriculteurs en difficulté, mais on va de nouveau aider des modèles qui n’ont pas les moyens de survivre sans aide. Un pan de l'agriculture industrielle est suffisamment structurée pour aller chercher ces aides, mais entre les deux, toute une partie est en difficulté."
UN PROJET COHÉRENT ET RÉSISTANT
"Cette situation nous conforte dans l’idée que notre projet n’est ni aberrant ni utopique. Nous avons eu une réaction intuitive et rapide, c’est dur de prendre du recul pour le moment, nous n’avons pas de grosse réflexion nourrie, alimentée, mais l'habitude de se poser des questions sans cesse est un gage de réactivité.
Je vais sûrement travailler avec Kevin Morel (auteur d’une thèse sur la viabilité des micro fermes maraîchères biologiques) pour voir comment on est résilient sur nos modèles un peu alternatifs."
Crédit photos : Géraldine Aresteanu