Camille et Nicolas se sont installés en famille à la Ferme Sainte Colombe, en Seine-et-Marne. Ils y élèvent des vaches, des poules, fabriquent des fromages dont du Brie fermier, y accueillent du public, le tout en agriculture biologique. Nicolas nous raconte les péripéties de sa vie d’éleveur depuis le début du confinement.
COMMENT AVEZ-VOUS VÉCU L'ANNONCE DU CONFINEMENT ?
SEMAINE #1 - VOIR VENIR
"Je suis d’un naturel calme, alors la première semaine, j’ai attendu de voir ce qu'il se passait, sans être trop inquiet, car nous avons des circuits de distribution diversifiés." Outre la fromagerie Ganot, partenaire qui affine et vend une bonne partie de leurs Bries, tommes et Coulommiers, la ferme vend sur place, en Amap, à travers les réseaux Biovore, La Ruche qui dit Oui, à des Biocoop, épiceries et restaurants parisiens.
A la fin de cette semaine, la fromagerie Ganot, qui vendait presque exclusivement sur les marchés, ferme. Elle ne pouvait plus prendre de fromages, et conseille à Nicolas de mettre le fromager de l'exploitation au chômage partiel. Ce qu’ils ne feront pas. Confinement oblige, ils avaient déjà perdu la force de travail conséquente de l’apprentie fromagère et du stagiaire de la MFR. Camille et Nicolas sont alors entrés dans une réflexion continue, quotidienne : comment agir dans l’urgence en cohérence avec leurs idées, leurs projets à long terme, et la survie de leur ferme ? Naviguer à vue, en gardant le cap.
Pic de production + stock plein : Comment on éteint une vache ?
Cette arrêt net de la moitié des ventes survient précisément à la période de mise en herbe de ses vingts vaches de race montbéliarde, période où elles commencent à produire de plus en plus de lait. Cette année de surcroît, la production de lait était particulièrement haute.
Au 15 mars la ferme produit 420 litres par jour, et risque de dépasser très vite les 500.
La ferme ne peut stocker plus, ses caves aussi sont pleines et les claies en inox nécessaires à l’entreposage des fromages sont toutes occupées. Enfin, les fromages comme le Brie et le Coulommiers, passés leurs quelques semaines d’affinages habituelles, deviennent plus forts et correspondent peu au goût des consommateurs (hormis les rares gourmets qui apprécient le brie noir).
QUELLES SOLUTIONS POUR LA FERME ?
1. Passer en monotraite
C’est-à-dire ne traire plus qu’une fois par jour au lieu de deux c'est un geste difficile. “Mais ça reste moins pire que de prendre le risque d’ouvrir la vanne et de laisser le lait couler par terre : ça c’est impensable”. Il ne l’a jamais fait et risque fortement de ne pas retrouver le taux de lactation initial une fois qu’il voudra reprendre la traite deux fois par jour (la monotraite fait baisser d’environ 30% la quantité de lait).
2. Ouvrir les vannes et jeter le lait (Cf. ci-dessus)
3. Faire du beurre
Parce qu’il faut beaucoup de lait pour faire du beurre (20 litres de lait pour 1 kg de beurre), c'est un moyen efficace de transformer le lait en trop. Compte tenu des demandes de beurre qu’il a déjà reçues, Nicolas sait qu’il le vendra. Cependant il n’a pas de baratte, et sans baratte, pas de beurre. Jusqu’ici, il s’y était par ailleurs refusé, entre autre parce que la production de beurre implique celle de lait écrémé, qui est difficile à vendre ou à valoriser. Ça ne correspond pas au projet d’origine. Enfin, le beurre s’avère peu rentable quand on vend son lait 1€ le litre, il faudrait vendre le beurre à 20€ le kilo, alors que même en bio fermier, le prix du beurre ne dépasse que rarement les 10€.
4. Trouver d’autres circuits de distribution
Sans doute l’habitude de diversifier : Nicolas et Camille, choisiront trois des solutions, au fur et à mesure de la crise.
SEMAINE #2 : RUPTURE DE STOCK
D’abord passer en monotraite. Un pas difficile à faire, mais qui laisse plus de temps pour réfléchir.
Ensuite trouver plus de débouchés. Les soirées se passent à imprimer des bons de commande, à faire des annonces sur Facebook. Ça marche. Trop même. “On recevait des commandes dans tous les sens, par sms, par téléphone, à la ferme, par réponse à des post Facebook, par courrier, c’était une folie ingérable !”
Il faut donc rationaliser. Ils décident d'accélérer la création de leur site de vente en ligne.
Parallèlement, les commandes montent en flèche : beaucoup de ventes sur la ferme, les circuits courts en ligne ont plus que doublé leur volume habituel de commandes, de nouvelles épiceries ou fromagers sont intéressés : finalement non seulement la ferme ne jette rien, mais elle vide ses surplus de stocks et achète même une partie de ses propres fromages à la fromagerie Ganot !
SEMAINE #3 : QUAND L'URGENCE REJOINT LE LONG TERME
Pour Nicolas, la recherche d’une solution rapide doit se fait en cohérence avec les objectifs à long terme : aller moins souvent livrer Paris et sa proche banlieue, être encore plus local, faire venir plus de gens sur la ferme, être logique par rapport aux modèles choisis (élevage bio, transformation artisanale sur place, autonomie et diversification des productions et des circuits, accueil de public).
Tous les problèmes sont solubles dans le beurre
Le beurre commence à faire des tartines dans le cerveau de l’éleveur.
Le lait écrémé restant pourrait nourrir les veaux qu’il souhaite garder (vu que le prix d’achat du veau, suite aux accords CETA, est devenu indécemment bas - 40€ le veau).
Le lait demi-écrémé se transforme en fromage frais, qui se vend plus vite, tandis que les fromages affinés issus du pic printanier ne se vendent qu'en juillet, quand les parisiens sont en vacances, ce qui jusqu’ici n’était pas évident à gérer. Il gagnerait en diversification, et en gestion.
“Le beurre pourrait être le produit rare qui fait venir les gens à la ferme ; plus on fait venir à la ferme mieux c’est, donc il nous faut une gamme diversifiée pour que les gens viennent : viandes légumes de maraîchers amis, poulets, oeufs, laits, produits laitiers, fromages affinés, beurre...”
Le beurre a gagné la partie : il sera la variable d’ajustement des productions de lait dans l’urgence, et dans l’avenir. Pour trouver les 8000€ nécessaires à l'achat de la baratte, un projet de financement collaboratif se monte sur Tudigo.
A LONG TERME, ÇA CHANGE QUOI ?
"On a vidé les surplus de stock, on a beaucoup de nouveaux contacts, de nouveaux clients et si tous ne vont pas se maintenir, c’est à priori certain qu’on en gardera une partie”
La crise du confinement fonctionne comme un accélérateur de projets : elle les pousse à “plus creuser l’idée de la cellule locale, de créer des groupes de producteurs” processus qui était déjà en cours, notamment avec cagette.net.
Concernant la reprise des deux traites quotidiennes, “rien ne dit que le potentiel de lactation retrouve son niveau attendu, rétrospectivement je me dis que j’aurai pu me passer de la monotraite, mais ça me servira d'expérience, je ne l'avais jamais fait, au moins je saurai comment ça fonctionne. Ce qui m'inquiète le plus aujourd’hui dans la monotraite, c’est que j’y ai pris goût ! C’est plus pour moi que les vaches que la reprise va être difficile !”
La résilience des circuits courts
“J’ai l’impression que notre souhait de résilience, de local, de diversification, nous permet de réagir plus vite. Quand je vois ce que ça nous demande, je n’ose pas imaginer quand ça arrive à une grande entreprise.”
Pour d'autres éleveurs de la région qui travaillent uniquement avec la coopérative du coin, c’est beaucoup plus compliqué de se réorganiser, certains ont reçu après 15 jours de crise un courrier de la coopérative annonçant que ses caves sont pleines ; elle leur demande de baisser leur production et annonce un prix de vente sur le marché européen de 400€ au lieu des 1000€ l’hectolitre.
“L’autonomie et les filières bien construites, ça compte : mon père a construit avec cinq autres éleveurs de porcs une filière locale courte bien organisée, en Ile de France, en partenariat avec un abattoir. Aujourd’hui l’abattoir risque de fermer, car beaucoup de salariés sont confinés. Ils continuent de travailler en priorité avec la filière, car ils ont une relation de confiance, de fidélité. Il semblerait que les circuits courts et en vente directe soient plus résilients, car il y a du suivi, une recherche de cohérence. ça tient mieux la route.”
Crédit photos : Aurélie Boivin