Le rapprochement entre la grande distribution et les agriculteurs locaux n’est pas un phénomène nouveau. Avec le processus de massification et la centralisation logistique, la GMS (Grande et Moyenne Surface) a évincé dans les années 60 la majorité des agriculteurs français, incapables de suivre les exigences de prix, de volumes, de standards ou de logistique qu’elle a imposées. Depuis la fin des années 2000, pourtant, de nouvelles relations se tissent entre la GMS et une certaine typologie d’agriculteurs.
LA GRANDE DISTRIBUTION, A L'AVANT-GARDE DES CIRCUITS COURTS ALIMENTAIRES
Parmi les distributeurs, la grande distribution n’a pas été en reste sur la construction de nouveaux types de partenariats avec les producteurs locaux. Elle s’en est certes préoccupée après les AMAP (associations pour le maintien de l'agriculture payasanne), mais bien avant les plateformes en ligne comme La Ruche qui Dit Oui !, les Drive Fermier, ou Du web à l’assiette, et les États Généraux de l’Alimentation qui invitaient à repenser les filières d’approvisionnement et la construction du revenu agricole (cf Loi Egalim en 2018).
Comme en témoignent les “Filières Qualité” de Carrefour, les “Alliances Locales” de E.Leclerc, “Les petits producteurs” de Monoprix ou les “U d’ici” de Super U, chaque enseigne a entrepris autour des années 2010 la construction de partenariats visibles avec des producteurs. De cultures et d’horizons différents, les motivations des enseignes sont multiples : opportunité financière, politique, marketing ou éthique. De nombreux super ou hyper se trouvent en zones rurales ou péri-urbaines et des propriétaires et directeurs de magasins proches ou issus du milieu agricole avaient aussi sincèrement à cœur de mieux valoriser les agriculteurs de leur région.
François Devilliers et Pierre-Alain Mory, membres du collectif D.I.X., ont accompagnés l’enseigne E.LECLERC dans la mise en place des "Alliances Locales" sur le territoire Francilien et les départements voisins. En 2012, plus de 300 agriculteurs et éleveurs du bassin parisien avaient rejoint l’association constitutive du partenariat entre producteurs locaux et les 30 magasins de la SCADIF (Société Coopérative d’Approvisionnement d’Ile De France) appelée “Partenariat locaux avec les producteurs”. Nous pouvons témoigner que si construire de tels partenariats est possible, les pérenniser est plus difficile. Il y a 10 ans, le volume d’affaire réalisé en produits agricoles et artisanaux locaux pouvait s’élever jusqu’à 3% du volume total des ventes alimentaires du magasin. Prêt de 10% des partenariats d’alors sont encore maintenus aujourd'hui.
DES FREINS STRUCTURELS A DE NOUVEAUX PARTENARIATS LOCAUX AVEC LA GMS
Mais attention, chat échaudé craint l’eau froide. Pour impliquer, cinquante ans après, de nouveaux producteurs en recherche de débouchés dans un partenariat de proximité avec la GMS, il faut instaurer plus que de l’écoute et du dialogue. Il est nécessaire de reconsidérer quelques principes du modèle GMS. En effet, si la grande distribution présente l’avantage de massifier la demande en un lieu, son modèle économique, sa cible commerciale et son mode de fonctionnement desservent les partenariats avec les agriculteurs et artisans locaux sur le temps long, sur presque tous les niveaux :
- Forte pression concurrentielle sur les produits agricoles locaux par les produits similaires importés. Exemple de la filière champignon [Pologne], tomate [Espagne]... Les conditions de production et les dispositifs de protection sociale ne sont pas les mêmes dans tous les pays et concurrencent les agriculteurs français. Et au final même si le prix peut être plus attractif, le consommateur n'est pas forcément gagnant sur la qualité du produit (goût, fraicheur,...)
- Forte pression concurrentielle sur les produits artisanaux de qualité par les produits de l’agro-industrie qui visent un prix plutôt que la qualité. Ex. des rillettes de canard: là où un artisan va proposer une rillette 100% canard avec une même origine, l’industriel va utiliser de la viande de canard achetée sur un marché international au prix le plus compétitif, et la “couper” avec 60/70% de viande de porc pour réduire le prix au maximum. Ce n’est pas le même produit, mais en grande distribution, il porte le même nom et le consommateur achète souvent celui avec le plus beau packaging et le meilleur prix.
- Offre trop large et multiplicité des labels et indicateurs de qualité qui perdent le consommateur. Entre produits importés, d’origine, AOP, AOC, MDD, marques locales, agriculture biologique, Demeter, Label Rouge… Le niveau de confiance dans ces indicateurs de qualité s’érode, et la multiplicité de ces derniers devient parfois contre-productif.
- Turn-over important des chefs de rayons et changements fréquents des équipes des magasins, qui ne favorisent pas une relation humaine et commerciale dans la durée avec le producteur local, qui lui doit projeter son activité sur le long terme.
- Communication inadaptée qui trompe le consommateur et renforce le sentiment de suspicion. Combien de fois arrive-t-il qu’une belle photo de producteur “local” se retrouve sur les tomates d’Espagne ? Que le stop rayon “ici c’est local” pointe vers le mauvais produit ? La formation et l'accompagnement des équipes du magasin doivent se faire quotidiennement.
- Communication mal construite et approche parfois misérabiliste de l’agriculteur. La GMS peut se poser en superman qui vient sauver les agriculteurs de leur condition - Les “petits” producteurs et la “grande” distribution. L’utilisation d'images parfois éculées de mains terreuses, de salopettes, de poignées de main, de bérets, de bretelles et de bâtons de bergers destinées à véhiculer une certaine “authenticité” est une faute de goût et sonne faux. Ces images, qui proviennent souvent de banques d’images impersonnelles, s’appuient sur une représentation du monde agricole dépassée à l’opposé des multiples réalités du monde agricole actuel.
- Une logique de marge inappropriée : la marge est extrêmement faible voire inexistante sur de grandes marques “internationales” (Coca-cola, Heineken, Kellogg's…), tandis que les marges sont souvent beaucoup plus importantes sur des produits agricoles ou artisanaux locaux. Cette différence renforce les écarts de prix entre les produits locaux et les autres et entretient l’idée que les produits locaux sont chers.
- Des procédures de référencement de nouveaux produits assez lourdes pour des agriculteurs (dossier à remplir, obligation d’avoir un code barre sur le produit , commission de référencement pour les enseignes les plus centralisées,...)
- Des objectifs de rétention contradictoires et fluctuants entre les marques de distributeurs, les produits négociés à l’échelle de la centrale et la rétention de produits locaux sont très contraignants pour les chefs de rayon.
- Les outils de commande informatisés et centralisés s’opposent parfois à la construction d’une relation de proximité personnalisée entre l’acheteur et le fournisseur .
- La sur-sollicitation des chefs de rayons par des commerciaux très performants. Les chefs de rayons sont les acheteurs du magasin, et sont responsables du réapprovisionnement de leur rayon. Or, les grands groupes ont des équipes commerciales très présentes qui passent beaucoup de temps à suivre et solliciter les chefs de rayon. Un producteur ne peut se permettre ce sur-investissement commercial, faute de temps. Certains commerciaux de grandes marques passent chaque semaine en magasin pour assurer eux-mêmes le remplissage des rayons, repoussant parfois quelques marques concurrentes au fond des étagères. Pour rester compétitif, il est nécessaire que l’agriculteur embauche une personne dédiée à cette fonction commerciale pour garder sa place sur le linéaire, ce qui est souvent inadapté à la taille de sa structure.
- L’amalgame entre fournisseur et conseil. Par exemple, “Danone” propose aux chefs de rayon d’optimiser l’implantation des produits en rayon “crèmerie” (de tous les produits du rayon, y compris ceux des “concurrents”), pour augmenter les ventes, les marges, les rotations et permettre aux responsables de rayon de présenter de meilleurs résultats à leurs patrons. Les plans d’implantation proposés positionnent systématiquement les produits du fournisseur au cœur du rayon. Par défaut, les yaourts fermiers locaux de la ferme sont installés dans des nichoirs inaccessibles ou invisibles.
- Des logiques d’hyper-communication et des opérations commerciales financées en grande partie par les budgets "communication" des fournisseurs de l’agro-industrie, avec lesquelles ne peuvent rivaliser les agriculteurs et les artisans.
- Les logiques de remise sur les achats en centrale
- Les demandes d’ animations en magasin
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Autant d’exemples qui montrent que la grande et moyenne distribution présentent une limite structurelle qui empêche la GMS d’envisager des partenariats de proximité avec les agriculteurs locaux, sur le long terme. Il est impossible de se positionner sur du prix, sur du “moins cher”, de la “promotion exceptionnelle”, et de prôner en même temps un soutien indéfectible et rémunérateur à l’agriculture locale. C'est antinomique.
REPENSER LA RELATION ET LA CONSTRUCTION DES PRIX
Si enfin, les consommateurs n’ont pas le pouvoir d’achat d’une alimentation locale rémunérant au juste prix celui qui l’a produite, c’est que nous faisons face à une problématique sociale et économique plus profonde. Le fruit du travail des uns devraient permettre d’accéder aux fruits produits par les autres.
N’est-il pas raisonnable de repenser la construction des relations commerciales avec des engagements sur des prix sans la crainte permanente de devoir s'écraser devant une concurrence "déloyale" ?
La construction des prix ne devrait-t-elle pas faire preuve de plus de transparence ?
Le succès de la démarche "C'est qui le Patron? - La marque des consommateurs" qui propose une transparence complète sur le prix des produits ne prouve t'il pas que la demande des consommateurs sur ces sujets est forte?
Les logiques de la libre concurrence ne devraient-elles pas être ré-évaluées lorsqu'il s'agit de produits alimentaires ?
La place et le rôle de chaque acteur dans la chaîne de distribution alimentaire ne devraient-ils pas être inversés pour ne pas créer des intermédiaires mais des prestataires de services au service de l'agriculture, de la préservation des terres agricoles et de la bio-diversité ?
Les produits agricoles ne sont pas des produits comme les autres. Il n'y pas de bouton "STOP" sur un arbre fruitier ou sur une vache laitière, pas de moule unique pour calibrer une salade ou un chou fleur. Il n'est pas possible de réduire la production du jour au lendemain. Le temps fait partie de l'équation. Un arbre met 3 ans avant de produire des fruits, un maraîcher met un an à réajuster son plan de culture, une vache doit avoir eu un veau pour produire du lait. La météo est un aléas climatique incertain avec lequel l'agriculteur se doit de composer.
Il est plus risqué en France d'être agriculteur que de jouer à une table de poker en présence de James Bond.
Tant de variables de production doivent être prises en considération, que rajouter de l'incertitude sur les prix (volatilité), les débouchés (volumes et concurrences) ou des contraintes sur les calibres, les goûts et les couleurs revient à jouer à la roulette russe à chaque saison avec l'agriculteur. Il est indispensable de re-penser l'agriculture dans un modèle économique à part.
Pour qu’un système alimentaire durable et local puisse se développer à l’échelle des territoires, il faut reconstruire les bases du contrat de production, de transformation et de distribution alimentaire avec l’ensemble des acteurs des filières agricoles et alimentaires avec bienveillance, confiance et transparence.
“Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.” Mark Twain